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Pour une inversion des pôles du regard
(à propos de la série Specula de Guillaume Chaplot)
"Le vocable fondamental qui correspond à l’imagination
ce n’est pas image, c’est imaginaire.
La valeur d’une image se mesure
à l’étendue de son auréole imaginaire ».
Gaston Bachelard
Un retournement bénéfique à l’imaginaire
Des épreuves photographiques retournées pour la plupart. Une épreuve esthétique proposée pour le regard. La série de photographies de Guillaume Chaplot, Specula, lance une invitation à l’imaginaire, convocation fluide, appel au plongeon et à l’immersion. Ces images, sans être totalement différentes de celles montrées habituellement à l’endroit, se présentent bien comme un tremplin pour l’imaginaire.
Pourquoi ? Parce qu’un geste d’autorité artistique — et d’importance esthétique — a eu lieu : un retournement haut/bas, lequel retournement permet de conserver l’inversion originelle de l’image dans sa venue, tout simplement. Maintenu tête-bêche, chaque speculum de la série est donc une image qui se montre comme elle naît, c’est-à-dire, à l’envers — miroir du monde. Du système optique à l’image rétinienne chez l’humain (non le seul) ainsi en est-il. Le monde vu retourné parle la langue de l’image et convie l’imaginaire. Sensation poétique, amplification esthétique, orientation allégorique — formule chaplotienne efficiente.
Chaque speculum à l’envers mentionne donc, parce qu’il la conserve, l’inversion de l’image dans sa venue, l’image lors de sa naissance optique. Ladite image à l’envers se retrouve de facto à l’endroit sur nos rétines alors qu’elle devrait, comme chacun sait, y être à l’envers ; fait assez rare pour être signalé. Mais le cerveau n’a que faire de cette « anomalie », il retourne automatiquement ce qu’il récupère sur la rétine et il va par conséquent mettre à l’envers cette image rétinienne qui était déjà à l’endroit. L’altération du sens directionnel se répercute aussitôt sur le sens conceptuel. L’inscription mnésique (signifiant) qu’engendre cette image, déboule à l’envers, au royaume du sens (signifié). La rencontre des ces deux entités est sensiblement chamboulée, elle perd en promptitude, en précision. Un mal pour un bien, l’ambiguïté (re)devient possible, la perception retrouve ses lettres de noblesse, elle redevient ouverture, découverte, initiation au monde, imagination. Et tout cela se déroule en douceur, sans anesthésie du regard ou de la pensée, tout doucement opéré par ces photographies de masses fluidiques que l’artiste a décidé de renverser. Nous, spectateurs, faisons face à des murs d’eau chavirés, étonnants rideaux aquatiques au pouvoir hypnotique, notre voir est noyade.
Parce que retournées, les photographies de Guillaume Chaplot nous font passer par une phase d’insignifiance et d’interrogation, cette langue iconographique n’est pas nôtre : quelque chose en surface ne va pas, cette eau est trouble, nous sentons un tiraillement, une résistance, il nous faut quelques instants pour rétablir le sens de l’image, pour saisir le retournement, capter ce qui déjoue l’attraction terrestre, pour comprendre ce qui se passe devant nous pendant qu’en nous l’imaginaire s’installe, fait rhizome — des idées vagues voguent, plaisir des yeux, l’image se masque, la plongée devient chimérique.
Le sens immédiat de ces photographies est donc sensiblement contrarié, elles mettent un certain temps avant d’être comprises, reconnues, retrouvées, la connaissance n’est plus reconnaissance immédiate, elle dispose d’un entre-temps qui la rend autre. En clair, ces photographies de surfaces d’eau donnent du retord, elles résistent, elle jouent une carte contre la réalité, contre la figuration, contre ce qui d’ordinaire habite trop vite la photographie alors que cette dernière ne ressemble pas tant que cela à ce qu’elle représente. « La photo représente l’objet à photographier, mais ne lui ressemble pas souligne François Soulages. La confusion entre représentation et ressemblance est à l’origine de bien des erreurs théoriques concernant la photographie »1 avance-t-il. Oui, mais avec Specula nous sommes soignés, notre regard est pansé, notre regard est pensée. La mer, agitée au départ du voir, se retire ensuite laissant émerger un abstrait dans la figuration même, une « marée-brasse-coulée » dirons-nous — autorisation poétique, flottement du sens, nous voilà guetteurs en haut du mât, dans le nid-de-pie, lunette en main.
Pour une inversion des pôles du regard
La raison principale de cet éveil imaginaire tient dans le fait que ces photographies retournées sont pareilles à ce que le verlan est au langage, i.e.(c’est à dire), une proposition inversée qui a pour fonction de retarder le contenu sémantique en le maquillant temporairement. George Bazelitz, spécialiste du retournement des images depuis des décennies, a très bien observé et exploité l’aptitude et l’efficacité de ce paramètre. « Le retournement disait-il est le meilleur moyen de vider ce que l’on peint de son contenu», une manière pour lui de se rapprocher de la peinture. Guillaume Chaplot se rapproche lui de la photographie et s’applique à nous dire qu’elle fait vaciller la réalité plus qu’elle ne la transpose — Guillaume s’est toujours appliqué dans l’ensemble de son œuvre à tenir la réalité à une certaine distance, à placer la figuration sous des couches de flou afin de donner priorité au figural. C’est souvent le photographique qui se voit chez lui, au-devant du photographié, lequel est voilé, parfois au propre, très souvent au figuré.
Ce passage préalable pendant lequel l’imagination et la stabilisation travaillent paradoxalement coude à coude à un établissement du rapport à l’image, est sans doute le moment le plus important et le plus captivant de la rencontre avec Specula. Hiatus de la perception, vacance de signification, saut de la pensée, instant hors-sens, intermezzo infiniment bref qui orchestre le sens de l’image, ce moment provoque une sorte d’inversion des pôles du regard. Nous sommes, à cet instant, dans cet instant, tels ces animaux utilisateurs du champ magnétique terrestre pour s’orienter, dotés d’une nécessaire magnétoréception pour migrer, chasser, aller et venir de par le monde grâce a ce sens perceptif qui nous offre une carte emplie de routes magnétiques. Sauf que là, pour l’occurrence, devant Specula, la carte en question est retournée, inversée, chamboulée, la boussole n’indique plus le Nord, une inversion des pôles magnétiques a eu lieu (laquelle inversion intervient régulièrement depuis la nuit des temps sur notre planète, ce que révèlent les diverses sédimentations du plancher océanique par exemple). Nous sommes déboussolés, et c’est un bien fait car nous avons à nous repositionner, à nous retrouver, nous sentons ce besoin sensoriel, cette aspiration orientationnelle, et le plaisir esthétique qui en découle. Grâce à Specula, nous devenons des oiseaux migrateurs tourmentés par une inversion des pôles magnétiques, sauf que pour nous, l’égarement n’est pas géographique, il est esthétique, et c’est un vrai plaisir !
Être déboussolés pour mieux se situer devant l’image
Guillaume Chaplot nous donne en somme un Specula principum, une marche à suivre, pour gouverner notre regard et ouvrir notre imaginaire. Son modus operandi est de tourmenter notre regard afin de l’inviter à se magnétiser de nouveau, correctement, car le quotidien et les flux d’images à l’endroit ont une fâcheuse tendance à le démagnétiser.
Sonorités de lumière, notes fluidiques pour instruments optiques, les specula sont accordés en « d’eau » majeur afin d’inciter, de convier, et d’accueillir un « là » mineur relatif onirique des plus agréables au yeux et à l’esprit. Pour ces raisons, pour ce plaisir, pour cette orientation, et cette réussite iconographique, l’artiste est à remercier car il nous (re)dirige sur la route du voir, grande route selon Henri Michaux sur laquelle, pour le poète, les vagues se relèvent être des spontanéités magiques.
« Sur une grande route,
il n’est pas rare de voir une vague,
une vague toute seule,
une vague à part de l’océan.
Elle n’a aucune utilité, ne constitue pas un jeu.
C’est un cas de spontanéité magique »2.
David Brunel
Docteur en philosophie esthétique, écrivain,
photographe, conférencier, chargé de cours en Arts du Spectacle
et pour le Master Esthétique à l’université Paul Valéry Montpellier III.