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Cartes sensibles et jeux de dames — dérive et flânerie
(à propos de la série Translations de Guillaume Chaplot)
« Flâner est une science, c'est la gastronomie de l'œil.
Se promener, c'est végéter ; flâner, c'est vivre ».
Honoré de Blazac
Des photographies de gens, d'ombres, de végétaux, de ciels, beaucoup de ciels, de plages, beaucoup de plages, de maisons, de murs, de rues, de choses du monde diverses, d'instants de vie variés. Ainsi viennent à nous les sept panneaux colorés carrés, eux-mêmes emplis d'images carrées, de la série Translations de Guillaume Chaplot.
Ces sept tirages de multiples photographies compilées ont un lointain air de famille avec quelques harmonies de Paul Klee, Harmonie de carrés en rouge, jaune, bleu, blanc et noir, par exemple, Harmonie ancienne, et d'autres. Autant de tableaux qui convoquent les mêmes jeux de lignes, analogues croisements des horizontales et des verticales, un inlassable retour de la thématique de la grille, cette vieille lune picturale (mise au carreau oblige). Chacun de ces panneaux possède cette force géométrique, une présence architecturale, tous sont comme des façades, et les images qui les composent comme des fenêtres éclairées depuis l'intérieur — l'intime se rend visible. Nous sommes, face à ces images, des regardeurs du dehors, des spectateurs de la nuit qui contemplent des intérieurs lumineux, des flâneurs nocturnes qui parcourent les fenêtres confidentielles (peu importe que par endroits il y ait des images diurnes, l'effet noctambule reste le même) et voient, à leur bon vouloir, en toute subjectivité, des histoires se dérouler, proche de la leur, ou pas.
Sept mosaïques bariolées donc qui forment une voie lactée terrestre, sept panneaux de respectivement 81 photographies, une guirlande lumineuse de 567 ampoules-étoiles. 567, un nombre de trois chiffres alignés en une séquence montante, progression ascensionnelle vers le ciel, peut-être un nombre angélique pour Guillaume Chaplot ? Quoi qu'il en soit, l'artiste, clairement, nous parle de lui, de ses déplacements sur le grand échiquier de la vie, et, ce faisant, il nous parle également de nous qui évoluons/jouons sur le même damier avec sensiblement les mêmes règles.
Translations représente ainsi le déroulement d'une partie (de vie), des positionnements, des déplacements, des replacements (étymologie même de translatio, soit l'action de transporter, de transférer d'un lieu à un autre). Nous voyons dans ces cases les diverses phases d'un jeu dont nous sommes les protagonistes. Et l'objectif dudit jeu est d'aller vers cette harmonie initialement stipulée, empruntée à quelques titres de tableaux de Klee, une harmonie non plus géométrique, une harmonie de personne à personne, de soi à soi, une harmonie entendue étymologiquement pour conserver cette carte, à savoir, aller bien ensemble, joindre, unir. Telle serait la visée qu'indique la règle du jeu Translation — jeu auquel nous jouons tous.
Si structurellement le jeu de dames est là, en trame, en fond, c'est aussi parce que de Dames (comprendre femmes), il est question pour Guillaume. En effet, Translations couvre une période sentimentale — comme nous en vivons toutes et tous. Translations est une transition pour l'artiste, d'une dame à une autre, d'un port à une dune (Méditerranée/Atlantique), la vie va et vient, comme les vagues des mers et des océans (d'où les nombreuses images de plages). Vagues, remous, baïnes, et parfois un courant d'arrachement, et on part… Ainsi, les panneaux de Translations se rapprochent des cartes sensibles à la manière dont les situationnistes les concevaient, sauf qu'ici, il ne s'agit pas de villes mais d'une vie (calque qui vaut pour bien d'autres vies). Nous voyons des psychogéographies, des flux affectifs contenus, retenus, revenus par des images sensibles, psychogéographies couleurs montrées sous la forme de cartes sensibles à quatre-vingt-une cases. Translations invite à dériver sur l'embarcation de la vie.
Dériver, terme cher à Guy Debord (qui va très bien à Guillaume Chaplot), lequel indique dans sa Théorie de la dérive que cette dernière « […] se définit comme une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. Le concept de dérive est indissolublement lié à la reconnaissance des faits de nature psychogéographique et à l'affirmation d'un comportement ludique constructif, ce qui l'oppose en tous points aux notions classiques de voyage et de promenades ». Il se trouve que Translations s'inscrit en écho de ces phrases, et n'est précisément pas une promenade, plutôt une authentique dérive qui conduit à l'embouchure de la flânerie telle qu'Honoré de Balzac la décrivait dans La Comédie Humaine, soit une haute science, une source de vie, celle qui permet la collecte des tableaux de la vie, celle qui ouvre au regard empathique. « Flâner [disait-il], c'est jouir, c'est recueillir des traits d'esprit, c'est admirer de sublimes tableaux de malheur, d'amour, de joie, des portraits gracieux ou grotesques ; c'est plonger ses regards au fond de mille existences : jeune, c'est tout désirer, tout posséder ; vieillard, c'est vivre de la vie des jeunes gens, c'est épouser leurs passions ». Ainsi en va-t-il de Translations.
David Brunel
Docteur en philosophie esthétique,
écrivain, photographe, conférencie.